Gaz lacrymogène: Montpellier suffoque

Lien vers l’article

Gaz lacrymogène: Montpellier suffoque

4 AVRIL 2019 PAR XAVIER MALAFOSSE ET BENJAMIN TÉOULE (LE D’OC)

Au lendemain de l’acte XIX des « gilets jaunes », samedi 23 mars, plusieurs manifestants ont constaté des problèmes de santé liés à l’utilisation massive et répétée du gaz lacrymogène. Les forces de l’ordre commencent, elles aussi, à relever quelques symptômes. Ne s’agit-il pas plus d’un problème de santé publique que de maintien de l’ordre ?

« On est plus chaud ! Plus chaud ! Plus chaud qu’le lacrymo ! » Ce slogan entendu quasiment chaque samedi dans le cortège des « gilets jaunes » symbolise la volonté de ne pas se retirer des rues du centre-ville de Montpellier, malgré la volonté des forces de l’ordre de disperser les manifestants. Mais les contestataires pourraient bien déchanter.

En effet, ces deux dernières semaines, pour la première fois depuis le début du mouvement, un nombre important d’entre eux se plaint de la dégradation de leur santé. Les témoignages sont nombreux et les symptômes vont tous dans le même sens : fatigues chroniques anormales, difficultés respiratoires, saignements du nez, céphalées, pics de tension, diarrhées et nausées.  

Une boucle Telegram, application de messagerie sécurisée, a été ouverte par Christophe, membre de la cellule communication au sein de l’assemblée des gilets jaunes de Montpellier, afin de recueillir ces témoignages. « J’ai des essoufflements au moindre effort. J’ai la sensation d’étouffement. Mon amplitude respiratoire est diminuée », écrit Hamida. « Les nuits sont difficiles. J’ai un gros mal de gorge, ma toux est douloureuse et j’ai mal aux poumons », peut-on lire également. Ou encore : « Je suis HS ! Je tousse grave et crache très jaune, j’ai la gorge irritée. » Des personnes, jusque-là non diagnostiquées comme asthmatiques, auraient même été prises de crises d’asthme. 

Une nuée de gaz lacrymogène rue Foch, à Montpellier. © Xavier Malafosse

Une nuée de gaz lacrymogène rue Foch, à Montpellier. © Xavier Malafosse

  • « La dose de trop »

Le 23 mars, Maria, aide-soignante de Frontignan et volontaire chez les street medics, s’est déplacée dans la capitale héraultaise pour participer à l’acte XIX, un rassemblement régional réunissant un peu plus de 4 000 manifestants. Trois jours après, elle constatait subir encore d’importantes séquelles.

« J’ai les yeux qui brûlent. Pendant plusieurs jours, je ne pouvais pas sortir dehors sans protections solaires, lunettes et casquette. J’ai eu une inflammation de la sphère ORL. C’est la première fois qu’il m’arrive d’avoir de tels encombrements après une manifestation, explique-t-elle au D’Oc. Pour moi, ce samedi-là, la quantité de gaz reçue n’avait rien à voir avec les week-ends précédents. Ça m’a brûlé la peau. Je suis allée aux urgences car c’était la dose de trop. Puis, j’ai consulté mon médecin généraliste, et été mise sous cortisone. » Choquée, elle n’a pas souhaité revenir arpenter les rues de Montpellier pour l’acte XX.

De son côté, Fabienne, infirmière libérale, se sent « dans un état grippal »« les jambes sciées ». Elle ressent ces symptômes depuis l’acte XVIII de Paris, auquel elle a participé. Mais Fabienne ne comprend pas, se considérant d’ordinaire en bonne forme : « J’ai tout de même réalisé la marche citoyenne pour le RIC, en février, qui partait du Grau-du-Roi [dans le Gard – ndlr] pour rejoindre la capitale. »

Mêmes anomalies pour Kevin, de Narbonne, après sa mobilisation à Montpellier pour l’acte XIX : « Pendant deux ou trois jours, j’ai saigné du nez. J’ai encore des maux de tête, je suis essoufflé comme si je venais de fumer quatre paquets de clopes d’un coup. »

Un autre gilet jaune de l’Aude raconte au D’Oc avoir eu des séquelles inédites après la manifestation du 23 mars. « Le dimanche, j’étais anormalement fatigué, j’ai eu des troubles de l’élocution, des oublis injustifiés, se souvient Ludovic, fonctionnaire territorial. Le lundi, je suis parti aux urgences. On m’a dit que mon état était semblable à celui d’une personne qui consommait des psychotropes. Puis, au fil des jours, c’est passé. »

On trouve également d’autres récits sur les réseaux sociaux. La situation inquiète la Ligue des droits de l’homme (LDH) de Montpellier, d’autant que l’une de ses observatrices a, elle aussi, subi d’étonnants troubles après la journée du 23 mars. Son docteur explique constater « une exacerbation sévère d’asthme suite à un syndrome d’irritation bronchique ».

Deux jours après l’acte XX du 30 mars, le médecin écrivait que la patiente « exposée à plusieurs reprises à des gaz lacrymogènes à l’origine de crises d’asthme sévères » avait « un bilan fonctionnel très altéré avec un VEMS [volume expiratoire maximal par seconde – ndlr] à 1.441, soit 54 % de la valeur théorique, distension et hyperinflation. La patiente présente des symptômes pluri-quotidiens. Je propose une corticothérapie orale progressivement décroissante sur 7 jours » et recommande « des nébulisations de Ventoline » ainsi qu’un « scanner thoracique ».

Plusieurs journalistes montpelliérains, habitués à couvrir les manifestations, ont également ressenti l’intensité plus forte du gaz lacrymogène, le quotidien Midi Libre s’en étant même fait l’écho lundi dernier. La LDH prend le sujet très au sérieux : samedi, devant la préfecture de l’Hérault, ses représentants ont d’ailleurs lancé un appel à témoignages pour mesurer l’ampleur du phénomène. 

  • Les forces de l’ordre dans le doute

Ces derniers samedis, les tirs de gaz lacrymogène partent tous azimuts, que ce soit dans les petites ruelles médiévales de l’Écusson ou sur la vaste place de la Comédie. Il n’est pas rare que les forces de l’ordre se retrouvent elles-mêmes au milieu des nuages de gaz.

« De plus en plus de collègues sont incommodés, confirme au D’Oc Christophe Miette, responsable syndical des cadres de la sécurité intérieure (SCSI) pour la zone Occitanie. Ces dernières semaines, les cartouches contiennent plus de galettes. Il existe différentes sortes de grenades dont la teneur en Cs varie entre 7 % et 15 %. Chaque organisation fonctionne avec ses propres méthodes de lancer. »

Christophe Miette affirme que « le stock de grenades a été renouvelé en 2015 et a une durée de validité de 20 ans ». Selon lui, « la composition du gaz n’a pas été modifiée ». Néanmoins, l’augmentation du dosage n’est pas sans conséquences. D’après lui, « il y a plus de particules qui flottent dans l’air, et donc, beaucoup plus qui s’imprègnent sur la peau et les vêtements. L’idéal serait de se mettre nu, de se laver et de changer ses vêtements rapidement ».

Le constat est aussi partagé par Yann Bastière, délégué syndical de l’unité SGP Police FO à Montpellier. « Plusieurs collègues ont des problèmes cutanés et oculaires, dus à un matériel de protection inadapté », note-t-il auprès du D’Oc. Il relève « quelques arrêts maladie dont la cause serait aussi à mettre en perspective avec les risques psychosociaux liés à une sollicitation permanente depuis quatre mois ».

Dans cette période agitée, le suivi médical des fonctionnaires de police n’a pourtant pas été renforcé. Et Yann Bastière admet volontiers que recevoir du gaz lacrymogène tous les samedis depuis environ 15 semaines est « une situation inédite ». Il y a peu de rotation chez les effectifs, « par exemple, les mêmes hommes de la compagnie départementale d’intervention sont sur le terrain trois samedis sur quatre ».

Avec des conséquences pour tout le monde, y compris commerçants, touristes, passants, personnes âgées ou vulnérables, parents avec poussettes et bambins. Car le gaz lacrymogène est une arme non létale mais imprécise. Elle ne cible personne en particulier, et son usage semble souvent répété et disproportionné.

  • La France, pays pilote

Si la Convention de Genève sur les armes chimiques (1993) interdit l’emploi des gaz lacrymogènes en temps de guerre, paradoxalement, il est autorisé dans le maintien de l’ordre. La France, pays pilote dans l’utilisation du gaz, en a fait sa doctrine. Un usage qui tend à se banaliser.

Plus de 10 000 grenades auraient été tirées à Notre-Dame-des-Landes en dix jours, tandis qu’un brigadier-chef reconnaît dans Le Figaro que sa compagnie de CRS en a tiré plus d’un millier lors de la troisième journée de mobilisation des gilets jaunes à Paris, lors des incidents autour des Champs-Élysées (au total, il y en avait eu 5 000 la semaine précédente dans la capitale).

Pourtant, les études sur sa composition restent opaques et les conséquences sur l’être humain se révèlent encore approximatives. Ces effets, d’ordinaire instantanés, peuvent être renforcés chez les enfants, les femmes enceintes et les personnes souffrant d’asthme ou de problèmes bronchiques, comme le rapporte le journal Regards.

Le 15 mars 2018, le média indépendant en ligne Reporterre a rappelé que le Défenseur des droits avait relevé dans un rapport que « la police allemande n’utilise pas de gaz lacrymogène, considérant que des personnes non agressives ou non violentes pourraient en subir les effets indûment ». En 2014, une ONG a recensé 39 morts à Bahreïn après l’emploi de gaz lacrymogène par le régime, lors du soulèvement de sa population. La Corée du Sud, mais aussi la France, ont dû stopper l’exportation de cette arme chimique.