Le manuel interne des Carabineros reconnaît des risques élevés pour la santé causés par l’utilisation intensive de gaz irritants …

… mais il ne donne pas d’indication sur le mode opératoire (quantité et fréquence de tirs par exemple) pour que cette arme ne représente pas de réel danger.

le 20.11.2020 Par Mauricio Weibel

CIPER a accédé au document officiel de Carabineros qui cadre les actions de contrôle de l’ordre public et a pu détecter plusieurs normes ou procédures qui ne sont pas suivies par les agents sur le terrain. Dans certains cas, il n’existe même pas de mécanismes pour vérifier la conformité de l’action répressive. Le manuel indique par exemple que l’exposition aux gaz irritants de type CS, utilisés par Carabineros, génère un « danger immédiat pour la vie et la santé » lorsque sa concentration atteint 2 mg / m3. Cependant le document ne rapporte pas au bout de combien de tir de cartouche (ou grenade) ou en combien de temps il est possible d’atteindre ces niveaux. Les experts demandent un plus grand contrôle sur l’institution Carabineros pour surveiller ces aspects techniques qui ne sont pas réglementés en détail jusqu’à maintenant.

Carabineros est conscient que l’utilisation massive de dissuasifs chimiques peut causer de graves dommages à la santé. C’est indiqué dans son propre Manuel d’Opération pour le Contrôle de l’Ordre Public : « Conformément aux normes internationales NIOSH et OSHA, les limites d’exposition (aux gaz irritants de type CS) correspondent à 0,4 mg / m3. La concentration de dangerosité immédiate pour la vie ou la santé est de 2 mg / m3 », précise le document consulté par CIPER.

Bien qu’il s’agisse du manuel opérationnel par lequel toutes les actions de contrôle de l’ordre public doivent être régies, le document ne contient pas d’informations qui instruisent les fonctionnaires de police sur la quantité de tir qui peuvent être effectués dans un laps de temps donné pour éviter un niveau de concentration de gaz CS dangereux pour la santé.

CIPER a demandé aux Carabineros comment sont évalués sur le terrain les niveaux et le danger du gaz CS tiré sur les manifestants. La réponse ne spécifie pas de procédures pour mesurer l’exposition des civils ou des policiers aux produits chimiques CS et se limite à noter que les Carabineros « depuis 2013 ont des protocoles réglementés spécifiques pour le maintien de l’ordre public, qui ont été récemment mis à jour. En plus de cela, l’utilisation de dissuasifs chimiques est similaire à celle utilisée par la police dans d’autres pays et est conforme aux normes et standards internationaux ».

Le manuel ne contient pas non plus de protocoles pour évaluer l’augmentation de la toxicité dans l’air et comment cela peu affecter les habitants d’une zone constamment soumise à des gaz de ce type, comme cela s’est produit dans le secteur de la Plaza Italia (Plaza Dignidad). Tout est à la merci des critères subjectifs du chef des opérations qui est sur le terrain à ce moment-là.

Les registres des Carabineros enregistrent des cas d’utilisation intensive de dissuasifs chimiques dans lesquels les limites auraient pu être dépassées. Par exemple le 10 décembre 2019, Journée internationale des droits de l’Homme, lorsque des membres des forces spéciales ont lancé 34 grenades  contenant du gaz irritant et 369  cartouches contenant le même produit chimique à proximité de la Plaza Italia. Selon les rapports des Carabineros rendu à la justice, cet arsenal a été tiré sur les manifestants entre 16h30 et 21h45. Autrement dit, plus d’une dose de gaz irritant par minute.

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Crédits: Migrar Photo

Face à des volumes tels que ceux décrits dans le paragraphe précédent, la toxicologue Fernanda Cavieres, de l’Université de Valparaíso, soulève « la nécessité de normes juridiquement validées au Chili sur l’utilisation du gaz CS ».

Le manuel de Carabineros – plus de 200 pages – confirme qu’au Chili ce ne sont pas des gaz lacrymogènes mais des irritants qui sont utilisés. Ils sont plus puissants et provoquent « une irritation des yeux, des voies nasales et de la gorge, des pleurs, de la toux, une détresse respiratoire, une fermeture des yeux involontaires, des démangeaisons dans différentes parties du corps ».

Les instructions des Carabineros insistent sur le fait que l’utilisation de cet agent chimique, appelé Orthochlorobenzolmalononitrile (CS), doit être rationnelle et ne doit jamais être utilisé à proximité d’hôpitaux ou de centres éducatifs. Cela n’a pas non plus été respecté, comme l’a montré une vidéo enregistrée le 8 novembre 2019, dans laquelle on observe comment des membres de l’institution ont tiré des dissuasifs chimiques dans la zone d’entrée de l’hôpital Gustavo Fricke à Valparaíso.

(Source : https://elperiodicocr.com/chile-carabineros-disparan-y-arrojan-lacrimogenos-dentro-de-hospital-en-valparaiso/)

Ce document, qui est utilisé pour l’instruction du personnel des forces spéciales, indique également qu’il est interdit de pointer des carabines tirant des cartouches de gaz ou de lancer des grenades à dissuasion chimique directement sur les manifestants, chose qui n’a pas été respecté à plusieurs reprises, comme le montrent les attaques subies par Héctor Gana le 12 décembre 2019 (un mois dans le coma : https://www.ciperchile.cl/2020/02/20/obrero-que-estuvo-un-mes-en-coma-por-lacrimogena-protesto-por-lo-que-nos-falta-lo-que-nos-quitan/) et de Fabiola Campillai le 26 novembre 2019 (rendue aveugle https://www.ciperchile.cl/2020/01/27/fabiola-campillai-para-mi-no-hay-justicia-tus-ojos-no-puede-haber-nada-que-te-los-devuelva/), entre autres victimes de ces abus.

Juzgado condena por homicidio frustrado a carabinero que disparó bomba  lacrimógena a la cabeza de civil en Rancagua - La Tercera

Concernant la différence entre les normes et ce qui se passe réellement sur le terrain, la sociologue et spécialiste des questions de sécurité publique Lucía Dammert déclare : « Carabineros a réussi à établir des normes adaptées à la loi et cela est reconnu, mais le fait est que personne ne contrôle le respect de ses normes et de ses propres procédures sur le terrain » (voir l’éditorial « Les Carabineros : une institution qui (légalement) se contrôle seule » : https://www.ciperchile.cl/2020/01/30/carabineros-una-institucion-que-legalmente-se-manda-sola/).

Un exemple de cette autonomie est que la police en uniforme n’a même pas jugé utile d’informer la Cour d’Appel de Concepción (ville du Sud du Chili) du danger pour la santé du gaz CS, cela suite à « l’appel à protection » déposé par l’Institut National des Droits de l’Homme (INDH), une entité qui exigeait d’interrompre l’utilisation de ces dissuasifs chimiques lors des manifestations de 2019, précisément en raison des risques liés à leur utilisation (voir la réponse des Carabineros au tribunal : https://www.ciperchile.cl/wp-content/uploads/Documento-6-Respuesta-de-Carabineros.pdf).

ÉTUDES INTERNATIONALES

Le manuel de Carabineros cite la norme NIOSH, publiée par le Center for Disease Control and Prevention (CDC) des États-Unis, en mentionnant les niveaux de concentration de gaz de type CS qui présentent un danger immédiat pour la santé et la vie humaines. Cette norme a été élaborée à partir d’expériences développées en 1961 par l’armée américaine et précise qu’une personne ne doit pas être exposée plus de deux minutes à une concentration de 2 mg / m3.

(Voir norme https://www.cdc.gov/niosh/npg/npgd0122.html et https://www.cdc.gov/niosh/idlh/2698411.html ).

« Il a été signalé que les concentrations incapacitantes médianes variaient de 12 à 20 mg/m3 après environ 20 secondes d’exposition [U.S. Depts of Army and Air Force 1963] et qu’une exposition de 2 minutes à des concentrations comprises entre 2 et 10 mg/m3 était considérée comme « intolérable » par 6 personnes sur 15. [Army, 1961]. Dans une autre étude, 3 volontaires sur 4 exposés à 1,5 mg/m3 pendant 90 minutes ont développé des maux de tête et 1 volontaire a développé une légère irritation des yeux et du nez. Les volontaires ont trouvé que les concentrations supérieures à 10 mg/m3 pendant plus de 30 secondes étaient extrêmement irritantes et intolérables en raison de brûlures et de douleurs aux yeux et à la poitrine [Punte et al. 1963]. Des expositions supérieures à 14 mg/m3 pendant une heure ont produit une irritation extrême, un érythème et une vésication de la peau des volontaires [Weigand, 1969] », explique le CDC.

À ce propos, il convient de noter que chaque cartouche utilisée au Chili contient 23 mg de dissuasion chimique CS [remarque : il semble que ce soit davantage, 23mg par palet, or il y en a 3 par grenade].

(Voir le document classé secret de Carabineros : https://www.ciperchile.cl/wp-content/uploads/Documento-1-Ficha-gas-CS.pdf).

À titre de référence, une étude scientifique sur l’utilisation massive de gaz CS au cours des  mobilisations qui ont eu lieu à Ankara, en Turquie, a révélé que « la sécurité des produits chimiques utilisés comme agents de contrôle des masses pendant les manifestations est douteuse, car ces agents sont associés à divers risques pour la santé, et le devoir des scientifiques n’est pas de corriger ces doutes, mais d’ouvrir la voie à l’élimination de tous les facteurs qui menacent la santé humaine à leur source » (voir l’étude : https://www.ciperchile.cl/wp-content/uploads/Documento-2-Estudio-Ankara.pdf).

Une étude similaire, développée au Venezuela par le professeur Alejandro Rísquez, explique que « lorsqu’une grenade CS dissipe son gaz à l’air libre, un nuage de six à neuf mètres de diamètre est généré, concentrant une densité plus élevée au centre de jusqu’à 5000 mg / m3 qui se dispersent en périphérie. Les concentrations sont beaucoup plus élevées dans les espaces clos et potentiellement mortelles au-dessus de 50 000 mg / m3 dans 50 % des cas » (voir l’étude : https://www.ciperchile.cl/wp-content/uploads/Documento-3-Estudio-Venezuela.pdf).

De plus, une analyse publiée dans Annals of the New York Academy of Sciences a révélé que « l’exposition aux gaz lacrymogènes produit un large spectre d’effets sur la santé, y compris ceux de types aigus et chroniques » (voir l’étude : https://www.ciperchile.cl/wp-content/uploads/Documento-4-Estudio-EEUU.pdf). « Des effets respiratoires ont également été observés chez les résidents des zones où des gaz lacrymogènes ont été tiré, ce qui suggère que les agents de gaz lacrymogènes posent un danger persistant pour la santé », a ajouté l’étude des chercheurs Craig Rothenberg, Satyanarayana Achanta, Erik Svendsen et Sven-Eric Jordt. Bien qu’ils admettent qu’il n’y a pas d’études approfondies sur ce sujet, ils soulignent tout de même qu’il y a des cas de lésions oculaires permanentes et des cas de décès massifs, comme cela s’est produit avec 37 détenus dans une prison du Caire, en Égypte, en 2013 (voir le rapport de la BBC : https://www.bbc.com/news/world-middle-east-26626367).

« Les preuves tirées des quelques études épidémiologiques disponibles et des études de cas précis montrent que le gaz lacrymogène peut causer de graves dommages et est une menace en particulier pour certaines populations potentiellement plus vulnérables comme les enfants, les femmes et les personnes touchées par des morbidités respiratoires, cutanées et cardiovasculaire », conclut l’étude.

Pour cette raison, rappellent les chercheurs, ce type de gaz était interdit en tant qu’arme de guerre dans la Convention Internationale sur les Armes Chimiques de Genève (1993). Cependant, les gouvernements les maintiennent autorisés pour réprimer les manifestations civiles (voir le document de la convention : https://www.ciperchile.cl/wp-content/uploads/Documento-5-Convenci%C3%B3n.pdf).

AUTRE RISQUE : LE CANON À EAU

Le manuel des Carabineros pour le contrôle de l’ordre public établit également d’autres procédures pour éviter des lésions graves liées à l’utilisation du canon à eau (« guanaco » au Chili), aux tirs de fusils antiémeutes et aux coups de matraque (appelés «lumas»), mais qui ne sont pas toujours suivies, comme le prouvent divers documents audiovisuels.

Le document, par exemple, indique que dans le cas du canon à eau « le jet ne peut pas viser des mineurs ou des personnes âgées, même en possession d’objets dangereux ». Dans ces cas, le manuel recommande de projeter l’eau au sol, en direction des pieds, avant l’arrestation des manifestants.

Cependant, les informations indiquant que  la police ne se conforme pas à cette norme sont nombreuses. En effet, le Défenseur des Droits de l’Enfance a présenté un rapport au Sénat dans lequel il précisait qu’entre le 18 octobre et le 9 décembre 2019, quelque 450 enfants et adolescents ont subi des agressions de ce type.

(Voir le rapport : https://www.ciperchile.cl/wp-content/uploads/Documento-7-Defensor%C3%ADa-de-la-Ni%C3%B1ez.pdf).

Il existe également des cas de tir direct contre les personnes handicapées et les femmes, groupes qui selon le manuel ne devraient pas faire l’objet de cette pratique. Par exemple, le 11 octobre, une vidéo devenue virale montrait un tir de canon à eau dirigé sur une personne en fauteuil roulant manifestant à Plaza Italia (voir vidéo sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=PddvVkGa-0M). Le nouveau directeur général des Carabineros, qui était à cette date le Directeur National de l’Ordre et de la Sécurité, le général Ricardo Yáñez, a justifié l’action de la police en disant que la personne affectée « commettait des actes de violence et attaquait le personnel de la police ».

Un élément à considérer lorsque les affaires sont portées devant les tribunaux est que, selon le manuel institutionnel, ces actions répressives sont exécutées suite des ordres pris par toute une échelle hiérarchique précise – pour autant, il y aurait une responsabilité des hautes gradés – et non selon le critère isolé ou accidentellement erroné du simple opérateur du canon à eau. « L’ordre de tirer de l’eau ne sera ordonné que par le responsable de la zone d’opération, ou par le chef territorial en charge de la procédure, ou par le chef de patrouille, de sa propre initiative, lorsque les conditions le justifient », précise le document.

En ce qui concerne l’utilisation des tirs d’eau à haute pression, le manuel indique : « on ne doit jamais coincer une masse de manifestant, il faut toujours considérer des issues de secours ou d’évacuation » et ajoute que l’eau mélangée à du liquide lacrymogène ne doit pas être utilisée contre des « manifestants qui de par leur attitude non dangereuse pourront être dispersés autrement ». Le document autorise cependant l’utilisation d’eau avec des produits chimiques dans le cas où les manifestants « désobéissent ou résistent aux semonces d’évacuation, cela afin d’éviter les contacts physiques et d’éviter les confrontations directes ou les actions agressives ». Cependant, son utilisation n’est pas discrétionnaire et doit être définie par le chef de service, après évaluation du « théâtre d’opérations » et aussi sans dépasser certains niveaux de concentrations de produits chimiques dans l’eau.

A cet égard, le Département des Droits de l’Homme de la Faculté de Médecine a informé le Sénat chilien que les preuves sanitaires disponibles font douter de la réelle innocuité de l’eau utilisée par les canons à eau, cela en raison des nombreuses brûlures détectées chez les manifestants depuis le 18 Octobre 2019.

(Voir le rapport : https://www.ciperchile.cl/wp-content/uploads/Documento-8-Colegio-M%C3%A9dico.pdf).

Ministerio Público ordena investigación de líquido lanzado por carro de  Carabineros « Diario y Radio U Chile

Le Défenseur des Droits de l’Enfance a recommandé au ministère de l’Intérieur « d’exiger que le commandement des Carabineros du Chili et par son intermédiaire, leurs fonctionnaires, s’abstienne d’utiliser de l’eau mélangée avec d’autres substances chimiques qui peuvent être nocives pour le la santé des personnes »

(Voir la lettre officielle : https://www.ciperchile.cl/wp-content/uploads/Documento-9-Oficio-646.pdf).

Enfin, le manuel ne permet pas l’utilisation des matraques de manière offensive, autrement dit, elles ne peuvent pas être utilisées pour frapper. « Le bâton Isomer est conçu pour la défense du personnel spécialisé dans les opérations de contrôle de l’ordre public. Il est en polyéthylène, sa dimension est de 84 cm. long et son poids est de 354 grammes », rapporte le document. Le texte précise – avec des photographies explicatives – qu’il ne doit être utilisé que pour bloquer les attaques, mais jamais pour attaquer. « (L’idée est) d’éviter la perte de contrôle et les blessures de l’utilisateur et des manifestants, en plus de corriger tous les détails qui peuvent conduire à une mauvaise utilisation. »

MANQUE DE CONTRÔLE ET DE RÉFORME

Le manque de contrôle du respect des procédures indiquées dans le manuel des Carabineros oblige à réfléchir sur les processus et mécanismes à mettre en place pour développer une surveillance civile de l’action de la police, selon les experts et responsables de l’INDH.

« Le seul moyen est d’utiliser des mécanismes de contrôle puissants et respectés. Aujourd’hui, il n’existe qu’une seule Division de la Gestion et de la Modernisation de la Police au sein du Ministère de l’Intérieur et de la Sécurité Publique et il faudrait créer des zones de contrôle spécifique, avec des mécanismes de responsabilisation intégrée », a déclaré Lucía Dammert. Pour elle, ce ne sera pas un chemin facile en raison de multiples facteurs. D’une part, dit-elle, chez les Carabineros « il y a une impression de persécution et l’existence de toutes sortes de théories du complot ». Et aussi parce que « les partis politiques ont abandonné l’idée d’avoir des cadres spécialisés sur cette question ».

Interrogé par CIPER, l’Institut National des Droits de l’Homme (INDH) répond qu’il est clairement indispensable de créer des mécanismes de contrôle autonomes et spécialisés – externes à Carabineros – dotés des pouvoirs nécessaires pour la prévention des actes contraires à la législation en vigueur.

Pour sa part, l’universitaire de l’Université du Chili, Hugo Frühling, déclare que lorsque l’on parle d’une réforme profonde de Carabineros, les changements ne doivent pas être uniquement de l’orde administratif. Il est nécessaire de changer la définition de la politique de sécurité publique en modifiant la doctrine des Carabineros.

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Photo : Guillermo Salgado

Crampes et saignements violents, dérèglements menstruels, fausses couches… Portrait des effets des lacrymos sur le cycle menstruel

Crampes et saignements violents, dérèglements menstruels, fausses couches… Portrait des effets des lacrymos sur le cycle menstruel

Illustration par Elodie Castillolien vers l’article original

Depuis que j’ai publié cet article sur les effets des gaz lacrymogènes sur le système reproductif, chaque fois qu’il y a une manif, je reçois des messages de personnes qui ont fait l’expérience douleurs et dérèglements après avoir été victime de répression policière. La manif contre la loi de sécurité globale n’a pas fait exception en terme de violence et d’usage d’armes chimiques. Dans une volonté de donner une idée de la variété des effets que ce gaz peut avoir sur la santé gynéco, j’ai décidé de rendre compte de plusieurs témoignages que j’avais reçu.

On ne peut pas affirmer avec certitude la raison pour laquelle inhaler des lacrymos cause des crampes, des règles abondantes et des fausses couches; simplement parce qu’aucune étude n’a été réalisée avec assez de données pour que ce soit fait. Je pense néanmoins qu’il est important de souligner la richesse des données empiriques lorsque l’on parle d’un sujet aussi peu exploré (et bien gardé) : ce sont les témoignages des personnes exposées, puis les travaux de terrain d’associations qui ont constitué les premiers signaux d’alertes sur les effets des gaz lacrymogènes. Si l’on attendait l’intérêt de la communauté scientifique et la conduction d’une étude pour commencer cette conversation, on attendrait longtemps. Simplement parce que récolter des données précises dans un contexte aussi variable qu’une manifestation  (on peut inhaler du gaz de très loin pendant quelques secondes, une grenade peut nous arriver dessus alors qu’on est bloqué.e dans une impasse, on peut nous en pulvériser dans le visage), qui plus est sur les effets d’un gaz, qui par définition est extrêmement volatile, est extrêmement difficile. Néanmoins, les travaux d’Alexander Samuel et André Picot sur le sujet (ça se passe à la page 66) proposent une théorie intéressante : les molécules de cyanure présentes dans le gaz priveraient l’utérus d’oxygène, ce qui causerait en retour les contractions douloureuses. 

Les symptômes que ces personnes m’ont raconté diffèrent grandement d’un témoignage à l’autre, que ce soit dans le temps qu’ils mettent à apparaître ou dans leur gravité et leur intensité. J’aimerais aussi mentionner que j’ai entendu qu’à Nice, une gilet jaune avait perdu son stérilet après avoir été exposée au gaz et qu’il apparaissait complètement oxydé (une réaction normale quand du cuivre est exposé à du cyanure).


Dérèglements menstruels


Anonyme, 27, Lyon (elle)

Lors d’une manif en décembre 2019 à Lyon, une lacrymo a atterri à deux mètres de moi alors que j’étais coincée dans une rue pas aérée. Je ne sais pas combien de temps je suis restée dans le nuage, mais je sais que le mois suivant j’ai eu mes règles deux fois, alors que d’habitude je suis réglée comme une horloge. Je trouve que c’est juste une raison de plus de craindre pour ma liberté de manifester.

Anonyme, 22 ans (il)

Après la manifestation du 1er mai 2018 où on a été nassé.e.s sur un pont, mon cycle menstruel a été complètement déréglé : j’ai eu mes règles deux fois en un mois, et elles étaient à chaque fois beaucoup plus abondantes que d’habitude.

Léa, 20 ans (elle)

J’ai participé à un rassemblement pour Georges Floyd à Lyon et j’ai été exposée pendant un long moment à des lacrymos. Ce mois-ci, mes règles ont eu trois semaines de retard et j’ai eu des douleurs comme jamais.


Crampes et douleurs violentes


Anonyme, 34 ans (elle) 

Avant, j’allais très souvent en manif. Maintenant, c’est très rare et je ne vais que dans des manifs très encadrées, car je n’en pouvais plus des violences policières, et des conséquences des lacrymos sur mon corps. Je ne peux plus me permettre de prendre ce risque.
Chaque fois que j’étais exposée à des gaz, je pouvais être sûre que j’allais ressentir des crampes le lendemain ou le soir-même. Elles étaient tellement violentes que je vomissais, quelques fois je suis tombée dans les pommes. Mes règles d’ordinaire sont chiantes, mais elles sont globalement vivables.

Ezékiel, 18 ans (il)

Mes douleurs de règles et leur flux sont toujours amplifiés par les lacrymos, je le remarque parce j’ai des crampes qui arrivent très vite après les premiers palets lancés. Je les ressens un coup pendant la manif, puis une deuxième vague arrive quand je rentre chez moi : des douleurs horribles qui ne passent pas malgré les médocs, et des saignements très abondants qui durent plusieurs jours.

Citlali, 24 ans (elle)

Je crois que ça m’est arrivé à deux reprises. La première fois, c’était à une manif contre la loi de réforme des retraites. Je n’ai pas fait le lien de suite car il y a eu une intervalle de trois heures entre mon départ de la manif et le moment du début des contractions. 
J’ai vraiment commencé à me questionner la deuxième fois où ça m’est arrivé, après la manif pour Adama devant le TGI le 2 juin. La répression était plus violente que la première fois, j’ai été exposée à beaucoup de gaz. Très vite, en sortant, j’ai commencé à avoir mal au ventre, j’ai cru que c’était des douleurs de règles, mais elles étaient complètement en dehors de mon cycle. En plus, d’habitude je n’ai pas vraiment mal pendant mes règles, je n’ai jamais eu besoin de me mettre une bouillotte sur le ventre mais à ce moment là j’en avais très envie. C’était supportable mais inquiétant car ce n’était vraiment pas censé arrivé, je n’avais jamais cette douleur avec cette intensité. J’ai même cru que c’était l’appendicite.

Julie & Amélie , 20 ans (elle) 

J’étais à la manif des contre les Césars en février, où on m’a pulvérisé du gaz lacrymo à bout portant. Je l’ai senti se glisser sous mes paupières, j’ai dû en ingérer beaucoup. Je m’occupais bien de mon endométriose, j’évitais les perturbateurs endocriniens et les aliments inflammatoires, et mes crises avaient beaucoup diminué depuis quelques mois. Deux jours après les Césars, l’endométriose est revenue en force. Pourtant mes règles n’étaient pas prévues, elles avaient dix jours d’avance et je n’avais pas eu de SPM ni rien. J’avais l’impression qu’elles avaient été tirées hors de mon corps.
En discutant avec ma pote Amélie, qui avait aussi participé à la manif, elle m’a raconté qu’elle avait vécu la même chose. Selon elle, ses règles sont arrivées avec deux semaines d’avance, seulement deux ou trois heures après avoir été exposée au gaz lacrymo. Comme moi elle souffre d’endométriose, et ses douleurs au dos et au ventre ont été amplifiées par rapport aux crises qu’elle connaît d’habitude.


Fausse couche

Eva, 28 ans (elle) – C’était au tribunal de Clichy durant une manifestation contre les violences policières l’été dernier. J’étais avec des amis et tout se passait bien jusqu’à 18h, quand la police a commencé à lancer des grenades lacrymogènes partout. J’ai fini par me réfugier dans une boutique, qui s’est elle aussi faite asperger. En tout, j’ai été exposée au gaz pendant plus d’une heure.
Normalement, c’est très compliqué pour moi de tomber enceinte car j’ai un implant pour gérer mon endométriose, ainsi que la maladie de Crohn. Pourtant j’étais enceinte durant la manifestation. Après coup et sans avoir eu de règles pendant deux ans et demie, j’ai été prise de violentes contractions et douleurs suivies de violentes hémorragies le lendemain aux toilettes de mon travail. J’ai fait une fausse couche, et pendant un mois et demie j’ai eu des grosses contractions et des pertes de sang qui allaient et venaient.
Je suis allée voir plusieurs médecins qui n’ont pas cru que j’avais fait une fausse couche car ils étaient persuadés que je ne pouvais pas tomber enceinte. Pourtant, ça m’était déjà arrivé deux fois auparavant. Moi j’en suis sûre, c’était bien une grossesse et je l’ai perdue à cause des gaz lacrymogènes.

Le « bizutage » des Carabineros du Chili se termine par un fonctionnaire brûlé gravement.

par Jorge Molina Sanhueza 25 janvier 2010, elmostrador.cl

Le bureau du Premier Procureur Militaire a ouvert une enquête pénale après que le caporal Blas Herrera ait été blessé au cou, au dos, à la tête et au fessier, lors de son dernier jour d’instruction des Forces Spéciales. Le tribunal militaire interrogera aujourd’hui la victime, qui est défendu par l’avocat Alfredo Morgado. Dans la caserne de l’unité de la victime, son casier a été forcé et sa carte d’identité volée.
Le 22 décembre 2009, la poussière et la chaleur ont envahi le terrain d’entraînement des Carabineros à Curacaví. Là, un groupe de fonctionnaires termine son cours de Forces Spéciales donné par l’institution. Noël arrivant, ils auront bientôt du temps libre pour être en famille, après plusieurs semaines d’apprentissage des stratégies à suivre face aux situations extrêmes à lesquelles ils peuvent être confronté et doivent répondre. Cependant, aucun des participants, femmes et hommes carabineros, n’avait la moindre idée de ce qui allait se passer.


Lors de ce dernier moment ensemble, le commandant Letelier, troisième commandant de l’unité des Forces Spéciales, les félicite tout d’abord d’avoir terminé la période d’apprentissage et leur indique ensuite qu’ils seront « baptisés », puisque c’est une tradition. Après plus d’une heure d’attente, le canon à eau arrive enfin. Il est venu spécialement de Santiago pour la « cérémonie » et c’est donc une « surprise » pour tous les participants à ce cours de spécialisation.
Parmi eux se trouve le caporal Blas Herrera, qui, comme ses compagnons, a rapidement comprit qu’ils seront tous mouillés par le puissant jet d’eau du « guanaco » (mot d’argot désignant le canon à eau mobile au Chili) et apprendraient ainsi à lui résister.


Leur supérieur, le commandant Letelier, leur indique qu’ils devront faire face au canon à eau à chaque fois qu’ils en recevront l’ordre, mais qu’ils ne devaient pas s’inquiéter, car ce ne sera « que de l’eau ». Jusque-là, pas d’inquiétude donc pour les futurs bizutés qui ne portent pas leurs équipements de protection mais un simple pantalon et une chemise à manches courtes.
Le camion se positionne devant des groupes compacts d’officiers qui se protégent les uns derrière les autres. Ils résistent à l’attaque, entre cris et rires, et ainsi se termine l’instruction. Jusque-là, rien ne semblait sortir de l’ordinaire.

Le pire arrive

Cependant, des douleurs et des démangeaisons apparaissent soudainement aux yeux et sur le corps. Cela s’explique par l’acide irritant – appelé CS – que les policiers mélangent à l’eau utilisée pour dissoudre les manifestations.
Beaucoup enlèvent leurs chemises et reçoivent des liquides spéciaux sous forme de spray pour diminuer l’irritation des yeux.


Ordre est alors donné de se reformer en rang. Le commandant Letelier minimise l’incident devant ses troupes qui l’interrogent, il insiste sur le fait qu’il ne s’agit que d’un peu d’eau.
Le caporal Blas Herrera fortement mouillé lors du baptême doit maintenant ramener le bus au 29ième poste de police de Lo Espejo en courant un risque majeur pour lui et ses 28 collègues : il peut à peine fixer ses yeux sur la route…
Avant de partir il avait en tout cas pris soin de mettre dans son sac la caméra avec laquelle un autre fonctionnaire avait été autorisé à filmer tout l’incident.
En arrivant à sa caserne, Blas Herrera s’est de suite déshabillé mais lorsqu’il enlève sa chemise, il s’arrache un morceau de peau au niveau du cou. Il remarque aussi que sa tête, son dos et ses fesses sont très irrités. Il se douche et ses douleurs empirent. L’agent chimique agit encore plus fortement et ses cris de douleur se joignent à ceux de ses collègues qui se trouvent être dans la même situation.
Herrera rentre alors chez lui car il ne peut plus supporter la douleur. Le lendemain, le 23 décembre, il retourne au travail et informe ses supérieurs des brûlures pour demander son transfert à l’hôpital des Carabineros (Hoscar). La réponse donnée est d’abord qu’il doit y aller par ses propres moyens puis, après avoir insisté, ses supérieurs lui concèdent le prêt d’une voiture qu’il devra par contre conduire lui-même.
En arrivant à l’hôpital ce matin-là, les brûlures sont alors insupportables. Il reçoit des soins basiques car il n’y a pas de spécialistes sur place et on lui demande de revenir début janvier, alors qu’un risque de surinfection existe. Son état de santé s’aggrave dans l’après-midi, il retourne donc à l’Hoscar où les soins ne sont pas agréables ni efficaces.

De l’administratif au criminel

Herrera décide alors de se tourner vers une connaissance rencontrée alors qu’il était en poste au commissariat de Pudahuel : le médecin d’une association venant en aide aux enfants brûlés (Coaniquem). Lorsqu’il lui montre ses brûlures, le spécialiste indique qu’elles sont graves et lui demande alors plus de détails sur l’incident afin de les consigner dans un rapport médical. Grâce à ce médecin, Blas Herrera a pu être guéri. Il a par contre perdu un tiers de son salaire mensuel car il a dû s’absenter lors de ses soins et de sa récupération.


A son retour, Herrera s’est plaint auprès de ses supérieurs et a demandé à l’institution Carabineros de prendre en charge les frais d’hospitalisation car il n’avait pas pu les payer. Il était maintenant parfaitement clair que les paroles du commandant des forces spéciales Letelier n’étaient absolument pas correctes : ce n’était pas « que de l’eau » pure et douce, mais bien une eau avec une forte concentration d’acide.
Une enquête interne a alors été ouverte chez les Carabineros pour tenter d’établir des responsabilités administratives. Herrera a témoigné et ne se sentant pas écouté il a alors décidé de demander conseil à l’avocat Alfredo Morgado. Ce dernier a alors déposé une plainte auprès du deuxième tribunal militaire de Santiago, dirigé par le Général Bosco Pesse, qui, en raison de la gravité des faits, ordonne une enquête pénale pour le crime de maltraitance d’un subordonné.
L’enquête a été confié au premier bureau du procureur militaire, sous la responsabilité du Major Macarena González qui a convoqué Blas Herrera pour témoigner ce lundi. Elle a également décrété quelles seront les premières étapes de l’enquête pour établir les faits autour de ce « rite » qui, bien qu’interdit, existe encore comme une règle non écrite au sein de l’institution.

Vol mystérieux

Blas Herrera est un de ces héros anonymes. Avec 13 ans de service et un peu plus de 400 000 $ de salaire mensuel (550 € environ), il s’est efforcé à obtenir son diplôme d’ingénieur mécanique à l’Inacap et a un curriculum vitae impeccable. Son courage lui a aussi valu une félicitation : lors des manifestations du 11 septembre 2007, il a été l’un de ceux qui ont récupéré, en prenant beaucoup de risque, le corps du caporal Cristián Vera qui gisait mort dans un quartier du secteur ouest de Santiago.
Début janvier, Herrera, lorsqu’il est retourné dans son unité pour présenter son arrêt de maladie, s’est rendu compte que son casier avait été déverrouillé et que sa carte d’identification de Carabineros avait été volée. Qui, pourquoi ? Jusqu’à présent, la plainte qu’il a présenté à ses supérieurs n’a pas abouti.

Voir → Vidéo captée après le bizutage :

Développement :

1/ Le 02 Février 2010
[…]
L’avocat Alfredo Morgado, représentant du deuxième caporal des forces spéciales Blas Herrera, brûlé à l’acide dans un « baptême institutionnel », a apprécié ce mardi les progrès de l’enquête suite à la confrontation entre les parties et aussi la décision des Carabineros de suspendre le commandant Letelier le temps de l’enquête.
Morgado a déclaré qu’ils attendaient que « l’expertise et les rapports de la PDI (Police d’Investigation au Chili) soient terminés pour que la vérité soit établie. »
[…]

2/ The Clinic, Jorge Molina Sanhueza, le 02 Avril 2012

Dans le cadre de l’enquête menée par la justice militaire suite aux brûlures subies par le caporal Blas Herrera, après un « bizutage », la PDI (service d’enquête de la police chilienne) assurent que l’agent chimique utilisé dans le guanaco brûle le derme. Les Carabineros se défendent et prétendent le diluer selon les normes internationales. La vérité est que les photos des brûlures parlent d’elles-mêmes.
[…]
Les Carabineros, bien sûr, disent que leur produit chimique est formidable. La section criminalistique de Labocar (Carabineros) a commencé par assurer que le CS, le produit chimique ajouté à l’eau de guanaco, est inoffensif, comparé au spray au poivre. Ce dernier est utilisé dans les sprays de défense personnelle.
Puis, toujours selon eux, pour provoquer des brûlures, le CS doit être très concentré et la personne touchée doit être exposée au produit pendant des heures, en contact direct avec la peau car c’est un composant irritant et non caustique.
Ils reconnaissent enfin qu’ils utilisent le produit chimique mais le diluent selon les normes internationales.
Le parquet n’est absolument pas allé dans leurs sens. Il a demandé deux nouveaux rapports : l’un de l’Institut de santé publique (ISP) et l’autre du Centre de recherche toxicologique de l’Université catholique (Cituc), pour mettre au clair ce qui semble être contradictoire.
Un fait important qui remet en question la sincérité des Carabineros est la disparition des preuves pour éviter l’action de la justice. Une fois le cas du caporal Herrera connu, le parquet militaire s’est présenté dans les hangars des Carabineros, là où ils gardent les guanacos. Ils cherchaient à confirmer la concentration de produits chimiques dans les réservoirs. Cependant, par pure coïncidence, les Carabineros avaient changé les réservoirs car ils avaient été envoyés en maintenance…

Une étude scientifique révèle que les cycles menstruels sont affectés suite à des expositions prolongées aux gaz lacrymogènes

De Diego Ortiz et Lissette Fossa pour Interferencia.cl

Le 23/10/2020

Cela pourrait s’expliquer par un dysfonctionnement moléculaire dû à une diminution des taux d’oxygène dans le sang elle-même causée par la présence de cyanure. Le stress post-traumatique lié à l’utilisation de gaz lacrymogènes peut également jouer un rôle dans les troubles menstruels. Il existe des témoignages de cet effet en Inde, aux États-Unis, en France et – maintenant – au Chili. « À partir des données d’une étude transversale sur la santé des manifestantes du mouvement des Gilets Jaunes en France, nous avons examiné la relation entre l’exposition aux gaz lacrymogènes et le cycle menstruel chez les manifestantes », détaille l’étude scientifique menée par le Dr. en Biologie Moléculaire, Alexander Samuel et les docteurs en psychologie, Yara Mahfud, Elif Çelebi et Jais Adam-Troian. « L’analyse suggère un lien positif entre l’exposition [aux gaz] et les perturbations du cycle menstruel », indique l’étude. Aux conclusions de l’enquête s’ajoutent les témoignages de manifestants recueillis par des médias en Inde, aux États-Unis, en France et – maintenant – au Chili. (Voir l’étude en anglais : The link between CS gas exposure and menstrual cycle issues among female Yellow Vest protesters in France : https://gazlacrymo.fr/BORDEL/Cycle.pdf ).

L’étude est parvenue à cette conclusion après avoir examiné les cas de 145 manifestants du mouvement des Gilets Jaunes en France. Les scientifiques précisent néanmoins qu’une enquête plus approfondie est nécessaire car il s’agit de conclusions préliminaires. De plus, étant donné que des altérations de la menstruation pourraient aussi se manifester en raison du stress auquel les manifestantes sont soumises lorsqu’elles sont gazées, on ne sait pas encore précisément dans quelle mesure le cycle menstruel est affecté par le gaz CS et / ou par le stress. « Le gaz lacrymogène pourrait affecter le cycle menstruel par un dysfonctionnement moléculaire dû à une diminution des niveaux d’oxygène dans le sang (une conséquence de l’augmentation des niveaux de cyanure dans le sang) », expliquent les scientifiques. Il est à noter qu’une étude française publiée par INTERFERENCIA a confirmé que le gaz CS, une fois métabolisé dans l’organisme, génère du cyanure dans l’organise, le cyanure étant un produit chimique hautement toxique. (Voir article publié par INTERFERENCIA le 11/09/2020 : https://interferencia.cl/articulos/investigacion-cientifica-francesa-concluye-que-componente-presente-en-lacrimogenas-de ).
Actuellement, le travail des scientifiques est en cours d’évaluation par la revue scientifique Women’s Health Issues, créée en 1990. Il est cependant déjà publié dans le cadre d’une relecture non officielle sur le site de pré-évaluation scientifique medRxiv, créé lui pour discuter des travaux connexes sur des médicaments encore à l’étude. En parallèle à cela, l’Université du Minnesota a lancé une enquête similaire, axée sur la question de savoir si les gaz lacrymogènes affectent le cycle menstruel des manifestants. (Lire l’étude et les commentaires qu’elle a généré : https://www.medrxiv.org/content/10.1101/2020.10.11.20210955v1.full).

S’ajoutent à l’enquête de multiples témoignages, publiés par les médias en Inde et aux États-Unis, de femmes dont le cycle menstruel a été affecté après avoir été en contact avec des gaz lacrymogènes.
La répression de la révolte sociale chilienne depuis le 18 octobre 2019 a également eu des conséquences sur les femmes. INTERFERENCIA a obtenu des témoignages de première main.

Augmentation notable de la douleur, du flux et de la durée des règles : retard et dérèglement

« Mes règles sont survenues peu de temps après le 18 octobre 2019. Depuis le début de la révolte, j’étais presque tous les jours à la Plaza Italia », raconte Juana, dont l’identité restera confidentielle. « Lorsque mes règles sont revenues, cela faisait très mal, comme presque jamais auparavant. Je prends des pilules et sinon ça ne fait pratiquement rien normalement », explique-t-elle. Elle ajoute que le saignement était manifestement plus élevé que d’habitude et note aussi une durée anormalement longue de ses règles post exposition au gaz. Patricia – dont le nom a également été changé pour protéger son identité – a assisté à beaucoup de manifestation depuis le 18 Octobre, mais affirme avoir eu un contact prolongé avec le gaz lacrymogène à trois reprises durant lesquelles elle a souffert de brûlures intenses et ressentit une forte gêne dans la poitrine. « Ensuite, mes règles ont été très douloureuses, difficiles et avec beaucoup plus de fluide », indique-t-elle, ce dernier détail étant évident puisque Patricia confie s’être taché pour la première fois de sa vie au moment de ses règles.

Les cas de Juana et Patricia ne sont que deux sur un total de sept auxquels nous avons eu accès. Toutes décrivent des dérèglements similaires dans leur cycle menstruel après un contact prolongé avec des gaz lacrymogènes : une douleur intense, une augmentation du débit et de la durée, des retards ou encore des règles précoces.

Parallèlement, INTERFERENCIA s’est également entretenu avec huit autres femmes qui ont participé à des manifestations et qui étaient en contact direct avec des gaz lacrymogènes, qui ne se souviennent pas avoir souffert d’un quelconque changement dans leur cycle menstruel.

Mais le Chili n’est pas le seul pays où le gaz CS est utilisé. En Inde, après les protestations étudiantes, la police a également utilisé cette arme chimique.
« Nous étions sur la route de Mata Mandir dans le cadre d’une manifestation silencieuse organisée par notre faculté. C’est à ce moment-là que nous avons vu la police charger dans notre direction », déclare à Feminism In India, Tanya, étudiante en droit en Inde. Selon l’article, en décembre 2019, après avoir reçu des gaz lacrymogènes à une distance de cinq mètres, le cycle menstruel de Tanya a été retardé de 20 jours. (Consultez l’article en anglais : https://feminisminindia.com/2020/09/02/tear-gas-attacks-jamia-irregular-periods-black-lives-matter/ ).

Le même article raconte également l’expérience de Taslima, une étudiante de 22 ans à l’Université Musulmane d’Aligarh. « Ce mois-là, je me souviens avoir eu des crampes douloureuses au moment où mon cycle était censé commencer, comme si j’allais saigner à tout moment. Mais cela a persisté pendant 8 à 10 jours avant que mon cycle menstruel ne commence enfin », a-t-elle raconté.

Selon le magazine Teen Vogue – une version jeunesse du magazine Vogue – Charlie Stewart a été en contact avec des gaz lacrymogènes quatre fois le 30 mai 2020. Peu de temps après, Stewart n’a pas pu se mettre au travail. « J’ai commencé à ressentir beaucoup de crampes », qu’elle considère comme le pire qu’elle ait jamais connu. Le cycle menstruel de Stewart avait pris fin la semaine précédente, mais malgré cela, elle a commencé à saigner quelques heures après avoir ressenti les douleurs. (Consultez ici l’article https://www.teenvogue.com/story/protestors-say-tear-gas-caused-early-menstruation)

INTERFERENCIA a contacté le service de communication des Carabineros du Chili pour savoir s’il y a eu des plaintes de fonctionnaires de l’institution ayant manifesté des altérations de leur cycle menstruel mais aussi pour savoir s’il existe des études ou des documents au sein de la police qui signaleraient cet autre effet possible du gaz lacrymogène.

L’institution a répondu que « pour le moment, il n’y a aucune connaissance, ni aucun cas de femmes fonctionnaires affectées par les effets du gaz sur leur période menstruelle. ».
De plus, en ce qui concerne l’existence d’études des conséquences sur la santé des gaz lacrymogènes liés aux troubles des menstruations, ils nous ont indiqué que « puisqu’il n’y a pas de cas ou de plaintes, il n’y a pas non plus d’études à cet égard ».

Les raisons du Juge qui a ordonné la suspension de l’usage du gaz lacrymogène :

Choques con el Esmad en Leticia

Publié le 01/11/2020 Section Justice de El Tiempo. Bogota, Colombie.

Le cinquième tribunal de Bogotá a ordonné à la police de cesser d’utiliser des armes chimiques telles que des gaz lacrymogènes. La décision fait partie des mesures pour faire face à la pandémie COVID.

Le juge s’est prononcé suite à une demande de protection déposée par un citoyen. Ce dernier revendiquait que le droit à la vie et à la santé soit protégé et que l’utilisation du gaz lacrymogène soit suspendue jusqu’à ce que le pays soit déclaré exempt de Covid ou que « le droit à un vaccin efficace soit garanti sans aucune discrimination fondée sur le sexe, la race, l’origine nationale ou familiale, la langue, la religion, l’opinion politique ou philosophique et le revenu socio-économique ».
Le tribunal a cité les effets de ce type de gaz et a souligné que « l’utilisation de ces gaz serait une combinaison très dangereuse dans un contexte de propagation du virus parce que leurs effets sur le corps humain dégradent les défenses antivirales des poumons. Le citoyen serait donc plus à risque et sa santé plus exposée en cas d’infection par la Covid « 
Il a également indiqué qu’étant donné l’effet du gaz sur les personnes, cela les forcerait à tousser, augmentant ainsi le risque de propagation du virus : « En ce sens, tout protocole standard sanitaire ou de biosécurité est mis en échec au moment même où ces agents chimiques sont utilisés ».
Bien que l’utilisation de ce type d’arme dépend de l’exécutif, la situation de la pandémie devrait conduire à d’autres types d’évaluations indique encore le juge.
Il a ajouté que l’utilisation « de ces agents chimiques affecte sans aucun doute la santé humaine, devenant interdite dans certains pays ou également dans certaines villes ».
« L’utilisation de ces agents chimiques qui visent à disperser la foule viole non seulement le droit fondamental à la santé de ceux qui participent à la manifestation, mais aussi celui des passants, des habitants et des travailleurs du secteur touché, qui ne devraient pas avoir à supporter le fardeau disproportionné d’être affectée, même temporairement, de leurs capacités sensorielles du fait de l’usage aveugle de cette substance », lit-on dans l’arrêt.
Dans sa décision, il a exhorté la Présidence de la République, le ministère de la Défense Nationale et la Police Nationale à « débattre sérieusement de la nécessité de maintenir l’utilisation d’agents chimiques ou de déterminer leur interdiction absolue ».
Il faut aussi considérer que « cela affecte non seulement les manifestants, les passants, les habitants et les travailleurs du secteur dans lequel la substance est dispersée, mais cela met également en danger la santé des membres de la police nationale, ce qui augmente le risque de souffrir de maladies professionnelles respiratoires et d’autres infections déjà observées. Qu’en est-il de la responsabilité éventuelle de l’État en cas de préjudice aux personnes ? ».
L’administration de Bogotá a répondu en déclarant que des progrès avaient été accomplis pour garantir le droit de protester dans le cadre des décisions ordonnées par le Tribunal Administratif de Cundinamarca et la Cour Suprême de Justice.
De plus, il a été rappelé que ce sont la Police, le ministère de la Santé et le ministère de l’Intérieur qui ont la compétence de se prononcer sur une suspension de l’utilisation d’armes chimiques par la brigade mobile anti-émeute « puisqu’ils obéissent aux politiques et directives des entités de niveau central susmentionnées et qui sont régies entre autres par des décrets, des résolutions, des politiques en dehors du district de la capitale ».
La Présidence de la République a indiqué que la demande est basée sur des hypothèses alors qu’il existe des protocoles établis et approuvés pour l’utilisation de ce type d’armes non létales.
Cependant, le juge a considéré que les entités n’avaient pas évoqué le risque ou non que l’utilisation d’agents chimiques implique lors de la pandémie engendrée par le virus SARS-CoV-2.